Lisanka

Des missiles et des fusées (Silvie Pierre)

Le film du Cubain Daniel Díaz Torres est une comédie. Une comédie historique, soit un genre difficile car le cinéma peut y être aussi peu historien que convenu et pas drôle, chichiteux ou académique. Or ce film est extrêmement drôle, d’un parfait naturel, et il me semble qu’on le prendrait difficilement en flagrant délit d’aucun anachronisme ou défaut d’analyse de la situation historique qu’il évoque, aussi bien en termes de vraisemblance contextuelle, justesse d’époque de son langage, et même du comportement de ses acteurs. Ceux-ci y sont chargés d’une mission légèrement caricaturale, mais réduits au dessin schématique de leur figure, sans que celle-ci perde rien de ses finesses et subtilités, rien de ses vérités. La fantaisie, les lieux et ses personnages inventés, présentent donc comme premier trait d’humour le caractère fictif de cette fiction, qui est en réalité à peine fictive, porteuse d’une formidable densité d’expérience et d’histoire réellement vécue par les Cubains, directement, ceux qui sont en âge d’avoir vécu l’époque évoquée, indirectement, les plus jeunes, ceux qui n’en ont connu que le récit plus ou moins orienté, mythifié par adhésion militante à l’épopée cubaine, ou démystifié par son rejet. Aux plus vieux, donc, je crois bien qu’il n’apprend rien, il confirme par des souvenirs très attendrissants et très drôles, et aux plus jeunes il semble qu’il peut apprendre que rien n’est plus sérieux qu’une histoire racontée pour rire et sans langue de bois. L’histoire se déroule à un moment très précis, autour de 1962, englobant le mois d’octobre et la période de la crise des missiles, lorsque les Russes commencèrent à s’installer partout à Cuba, jusque dans les villages comme celui ou ceux qui donnent son décor naturel à la fiction, si bien que ce village imaginaire de « Veredas » pourrait être n’importe lequel de ceux où les Russes sont venus apporter leur aide technique, politique, idéologique et surtout militaire aux Cubains. Les autorités révolutionnaires locales sont récemment entrées en fonction. Les anciens guerilleros de la Sierra Maestra s’y sont fait leur place, qu’ils aient brillé authentiquement ou non par leur courage lors de ces grandes luttes, et ils ont donné pour mission et mot d’ordre aux populations d’accueillir, et chaleureusement, « les camarades soviétiques ». Cette situation, en elle-même, est déjà tout un ready-made scénaristique, et comporte une virtualité comique puissante que le film exploite, sans lourdeur ni vergogne. Les Russes sont balourds, ils ne parlent guère l’espagnol, tandis que le russe des Cubains laisse aussi à désirer, et ce que savent surtout exprimer de solidarité (enthousiaste) les uns et les autres, c’est une nature commune d’endurants buveurs d’alcool fort. Quant aux protagonistes de cette fiction, ce sont surtout deux femmes, au physique gracieux et sensuel, et quelques hommes qui leur tournent autour. Lisanka, jeune tractoriste (le souvenir de La Ligne générale d’Eisenstein n’est pas loin, mais la travailleuse rurale cubaine est franchement plus sexy que la Russe), a trois amoureux, un « barbudo » castriste bien-pensant mais macho, un fils de contre-révolutionnaire prêt à tout par amour pour elle (même à adhérer à la révolution en trahissant ses bourgeois de parents), et un soldat russe faisant partie des installateurs de missiles sur l’île, qui, lui, serait carrément prêt par amour à déserter de l’armée soviétique, ce qui lui vaudra de quitter Cuba, et le film, les menottes aux poignets. L’autre femme, Tété (diminutif de Tereza), a, comme le chantait Brassens, « la taille faite au tour, les hanches pleines », et aussi un tel goût pour l’amour que c’est à la fois au propre et au figuré qu’elle pratique le métier de pyrotechnicienne. À tous les hommes qui la désirent, Russes, Cubains, elle se donne sans compter, gratuitement, y prenant son plaisir, tandis qu’elle se charge des feux d’artifice qui égaient les fêtes du village. Aussi bien ses propres fusées multicolores que le feu de sa passion amoureuse, enfin en voie d’être partagée et honorée à sa juste valeur par un brave commissaire du peuple, lui mettent le feu au corps. Cette figure de femme est combustion pure. Si bien qu’elle finit, ce qui est singulier dans une comédie, par en mourir, comme si l’érotisme qu’elle incarne était issu de Georges Bataille, soit approbation de la vie jusque dans la mort.
Où l’on voit bien que l’on peut non seulement se distraire à ce film, rire de très bon cour, ce qui, après tout, n’est pas interdit aux lecteurs de Trafic, mais aussi y trouver l’expression la plus authentique de ce que j’appellerais l’honneur d’un cinéaste : le point jusqu’où il peut aller, en n’importe quel système, le plus loin possible, pour que le monde – et la réalité aussi bien objective qu’imaginaire – qui est le sien, par le cinéma soit encore donné.

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